Ophélie Bidet, Université de Neuchâtel; Thomas Jammet, Université de Neuchâtel, Haute école de travail social Fribourg (HETS-FR / HES-SO)
Aurianne Stroude, National University of Ireland, Galway
Cecilia Raziano Gonzalez, Université de Genève; Davy-Kim Lascombes, Université de Genève
Maryvonne Charmillot, Université de Genève
Dans le monde de la recherche académique, la crise sanitaire due à la pandémie de Covid-19 bouleverse nombre d’objets d’études des sciences sociales, et offre de nouvelles perspectives de recherche et d’analyse. Cependant, au cœur de cette effervescence, un groupe semble encore difficilement trouver grâce aux yeux des sociologues : les chercheurs.euses en sciences humaines et sociales eux.elles-mêmes. En effet, les regards se portent avec intérêt sur le personnel soignant, l’Etat, les entreprises et les indépendant.e.s, les catégories de population vulnérables (SDF, migrant.e.s, personnes vivant sous le seuil de pauvreté, victimes de violence domestique…), les groupes associatifs actifs pendant la crise… mais qu’en-est-il des chercheurs.euses ? Collecteurs de données, productrices de savoir, les sociologues sont pourtant elles et eux aussi affecté.e.s par ces temps d’incertitudes et de bouleversements.
L’objectif de cette session est de partir de questions concrètes pour arriver à une réflexion plus globale sur ce qu’est – ou devrait être – la « bonne vie » d’un.e sociologue, quel que soit son statut (doctorant.e, post-doc, professeur.e, etc.).
Ces questions concrètes qui ont émergé lors de la pandémie ont pu toucher différents aspects de la vie de chercheur.euse : comment bien conduire des entretiens sans pouvoir rencontrer les interlocuteur.trice.s face à face ? Comment composer avec la fermeture soudaine de certains terrains ? Comment adapter, réinventer son protocole de recherche, et avec quelle légitimité dans le cas des jeunes chercheur.se.s ? Le confinement et les plans de protection au sein des institutions (par exemple le télétravail) ont quant à eux soulevé la question des conditions de travail et de l’encadrement institutionnel des jeunes sociologues soudain isolé.e.s. Comment continuer à travailler sans accès à un bureau, avec parfois des enfants au domicile, en étant coupé.e – plus ou moins durablement – de ses pairs et collègues ? Quelles ressources ont pu être trouvées auprès des institutions universitaires ?
Ces questionnements ont mis en lumière des inégalités et des incertitudes transcendant une pandémie qui a pu les amplifier ou parfois les minimiser : inégalités de genre et de statut, pression à publier, défi de l’équilibre vie privée/ vie professionnelle, précarité au niveau des contrats et des salaires… Cette session vise donc in fine à élargir l’application de cette notion de « temps d’incertitude » (thème de ce congrès) à d’autres temps que celui de la pandémie dans la vie d’un.e sociologue : dans quelle mesure être sociologue aujourd’hui implique de vivre des temps d’incertitude ? Si l’incertitude liée à la connaissance scientifique sous-tend et nourrit l’ordinaire des recherches, à quel point l’incertitude liée à la carrière et à l’environnement professionnel des sociologues influence-t-elle, de façon souvent cachée, ces mêmes recherches et les dynamiques de production de savoirs ?
Keywords: production du savoir – monde de la recherche – inégalités – incertitudes
Étudier la sociologie de la « vie bonne » en pleine pandémie
Aurianne Stroude, National University of Ireland, Galway
Le questionnement que je souhaite proposer dans le cadre de cette session émane d’une expérience personnelle et permet d’éclairer théoriquement et empiriquement les enjeux d’une « bonne vie » en tant que chercheurs.euses en sciences humaines et sociales.
Partie en Irlande en été 2020 pour un séjour postdoctoral de 18 mois financé par le Fonds National Suisse, mon projet de recherche s’intéresse notamment à la sociologie de la relation au monde et au concept de « vie bonne » tel qu’il est développé par Hartmut Rosa dans ses derniers ouvrages (Rosa, 2018 et 2020). Si j’articule dans mon projet ce concept avec les pratiques durables, la situation actuelle est propice à un regard réflexif sur le quotidien des chercheurs.euses à partir d’un vécu personnel.
Je propose donc dans un premier temps d’aborder le concept de « vie bonne » théoriquement, en reprenant les idées d’Hartmut Rosa et des différents auteurs ayant discuté ses apports (notamment Susen, 2020 et Haugaard 2020). En analysant la vie bonne à travers le prisme de la résonance, le sociologue allemand propose un cadre théorique qui permet de penser l’expérience de la vie bonne comme l’articulation de deux dimensions principales. Elle se construit selon lui dans une relation entre d’un côté, des dispositions - physiques, biographiques, émotionnelles, psychiques et sociales - et de l’autre des configurations - institutionnelles, culturelles, contextuelles et physiques. La résonance peut alors être comprise comme une manière « d’être-dans-le-monde » qui se tisse dans la relation entre ces dimensions.
À partir de cette construction théorique, j’envisage d’exposer et d’analyser dans un second temps, mon expérience personnelle pour saisir l’imbrication de ces différents éléments. Alors qu’un séjour de postdoc à l’étranger a pour but d’aider les chercheurs.euses à développer leurs réseaux académiques, à s’exposer à une autre culture et à mener une recherche autonome dans un environnement intellectuel riche et stimulant, la situation sanitaire et politique a transformé radicalement les conditions - ou pour reprendre la terminologie d’Hartmut Rosa, les configurations - dans lesquelles j’ai été amenée à évoluer. Confinée à domicile et dans un rayon de 5km avec 2 enfants en bas âge, réduite à quelques interactions virtuelles avec mes collègues locaux, limitée dans mes recherches par des terrains devenus inaccessibles, l’expérience s’avère très différente que celle que j’avais envisagée.
La transformation constante des configurations dans lesquelles évoluent les chercheurs.euses et l’incertitude qui caractérise les projections à court, moyen et long terme en cette période de pandémie m’amèneront ainsi à questionner les caractéristiques de la vie bonne dans le monde de la recherche académique. Le cadre théorique mobilisé me permettra également de relever l’incidence des dispositions personnelles de chacun.e dans leur interaction avec ces configurations. Loin de proclamer une « recette » de vie bonne, l’objectif sera de proposer un éclairage complexe et réflexif sur les enjeux actuels de la carrière académique et des dynamiques de production de savoirs dans des contextes d’incertitude.
Keywords: vie bonne – mobilité académique – pandémie
Crise sanitaire et chercheur-euses en sciences sociales: impacts psycho-sociaux et gender gap
Cecilia Raziano Gonzalez, Université de Genève; Davy-Kim Lascombes, Université de Genève
Mars 2020, en l’espace de quelques jours la vie de millions de personnes est subitement bouleversée par les mesures sanitaires visant à endiguer la « première vague » épidémiologique du coronavirus. De nombreuses études ont analysé l’effet de la crise sanitaire sur différents groupes sociaux, mais peu ou pas à notre connaissance se sont concentrées sur les chercheuses et chercheurs en sciences sociales. A l’aide d’une enquête par sondage sur les travailleur-euses du corps intermédiaire de la faculté des Sciences De la Société à l’Université de Genève, notre travail met en lumière les contraintes matérielles, psychologiques et sociales auxquelles ont fait face les chercheur-euses durant le semi-confinement. Nos premiers résultats montrent que la crise sanitaire a avant tout eu un impact psychologique et social et qu’elle a engendré pour la très grande majorité des répondant-es une augmentation de la charge de travail, une diminution du temps à disposition pour travailler, une baisse de la qualité de l’enseignement et un net ralentissement dans l’avancement de la recherche. Nos analyses montrent aussi que la crise sanitaire a un effet hétérogène. Les assistant-es d’enseignement mais plus particulièrement les femmes et les mères ont été significativement plus atteintes par ces nouvelles contraintes et pressions. Nos résultats s’inscrivent dans la lignée d’une série de rapports mettant en avant la situation de précarité et de fragilité du corps intermédiaire. Nous mettrons aussi en évidence les faiblesses des réponses institutionnelles pour pallier ces situations.
Keywords: Semi-confinement – gender gap – impacts psycho-sociaux – corps intermédiaire
L’expérience doctorale en temps de crise sanitaire. Epreuve, tensions, opportunités
Maryvonne Charmillot, Université de Genève
Que devient l’expérience doctorale dans le contexte du Covid-19 qui bouleverse, depuis mars 2020, les routines institutionnelles, professionnelles, relationnelles ? Quelles sont les difficultés nouvelles auxquelles sont confrontées les doctorants et les doctorantes ? Quelles sont les difficultés connues exacerbées par la crise ? Quelles sont les ressources sur lesquelles les doctorants et les doctorantes peuvent s’appuyer ? Quels sont leurs besoins ? Nous avons investi ces questions dans une recherche articulée autour d’une double méthodologie (questionnaire et entretiens compréhensifs) menée en Suisse auprès de doctorantes et de doctorants des universités de Genève, Lausanne, Fribourg et Neuchâtel inscrits aux Etudes doctorales en sciences de l’éducation.
Ce questionnement s’articule autour du constat d’adversité en temps ordinaire relatif au travail doctoral, décrit sous plusieurs angles dans la littérature. Sur le site de l’université de Berne, on peut lire : « Une thèse de doctorat est un projet ambitieux qui requiert beaucoup de temps, d’énergie et d’endurance. Il est donc important de bien réfléchir au préalable à sa propre motivation à rédiger ou non une thèse » . Cette information s’apparente à un avertissement : êtes-vous prêts, prêtes à vous engager dans un marathon, avez-vous les épaules assez solides ? Chacune et chacun doit « tenir bon » et se débrouiller pour dépasser les obstacles, éviter les écueils, comme en témoigne notamment la métaphore du parcours du combattant souvent mobilisée pour parler de la thèse. Les retombées de ce parcours sont connues, par exemple le stress pathologique que rencontrent un cinquième des doctorant.es en France ou le taux d’abandon élevé en Europe, au Canada et aux Etats-Unis. Que se passe-t-il alors lorsqu’à l’adversité ordinaire vient se superposer une situation de crise sanitaire ? Si la « facilité ou non à progresser dans l’expérience doctorale dépend beaucoup du sens que le doctorant lui donne à l’intérieur d’un projet de vie, que celui-ci soit personnel ou professionnel » (Skakni, cité par Berthiaume et al., 2020, p. 15), les témoignages partagés dans nos analyses montrent à quel point la reconnaissance institutionnelle (directeurs et directrices de thèse, rectorats) mais aussi politique favorisent cette construction de sens. Dans le « parcours du combattant » en temps ordinaire, ce droit à ou cette légitimité à faire reconnaître sa participation au fonctionnement de l’université et plus largement de la société reste souvent inexprimé. En témoignant de l’épreuve que leur fait traverser la crise sanitaire liée au Covid-19, les doctorants et les doctorantes nous plongent au cœur du système académique et mettent en évidence la nécessité de penser leur expérience dans sa dimension non pas individuelle mais institutionnelle, voire structurelle et de la reconnaître dans la globalité des tâches qui la fondent. Les transformations dans les motivations de leur engagement liées à la crise sanitaire constituent un levier pour lutter contre les conceptions dominantes qui désignent implicitement la thèse comme « du temps personnel et pas comme du travail » (doctorant, décembre 2020) et qui mettent la responsabilité de la réussite dans les seules mains des doctorantes et des doctorants.
Keywords: doctorat – crise sanitaire