Ophélie Bidet, Université de Neuchâtel; Thomas Jammet, Université de Neuchâtel, Haute école de travail social Fribourg (HETS-FR / HES-SO)
Gaële Goastellec, Université de Lausanne
Engin Sustam, École des hautes études en sciences sociales | EHESS
Cristina Del Biaggio, Université Grenoble Alpes et laboratoire pacte
Dans le monde de la recherche académique, la crise sanitaire due à la pandémie de Covid-19 bouleverse nombre d’objets d’études des sciences sociales, et offre de nouvelles perspectives de recherche et d’analyse. Cependant, au cœur de cette effervescence, un groupe semble encore difficilement trouver grâce aux yeux des sociologues : les chercheurs.euses en sciences humaines et sociales eux.elles-mêmes. En effet, les regards se portent avec intérêt sur le personnel soignant, l’Etat, les entreprises et les indépendant.e.s, les catégories de population vulnérables (SDF, migrant.e.s, personnes vivant sous le seuil de pauvreté, victimes de violence domestique…), les groupes associatifs actifs pendant la crise… mais qu’en-est-il des chercheurs.euses ? Collecteurs de données, productrices de savoir, les sociologues sont pourtant elles et eux aussi affecté.e.s par ces temps d’incertitudes et de bouleversements.
L’objectif de cette session est de partir de questions concrètes pour arriver à une réflexion plus globale sur ce qu’est – ou devrait être – la « bonne vie » d’un.e sociologue, quel que soit son statut (doctorant.e, post-doc, professeur.e, etc.).
Ces questions concrètes qui ont émergé lors de la pandémie ont pu toucher différents aspects de la vie de chercheur.euse : comment bien conduire des entretiens sans pouvoir rencontrer les interlocuteur.trice.s face à face ? Comment composer avec la fermeture soudaine de certains terrains ? Comment adapter, réinventer son protocole de recherche, et avec quelle légitimité dans le cas des jeunes chercheur.se.s ? Le confinement et les plans de protection au sein des institutions (par exemple le télétravail) ont quant à eux soulevé la question des conditions de travail et de l’encadrement institutionnel des jeunes sociologues soudain isolé.e.s. Comment continuer à travailler sans accès à un bureau, avec parfois des enfants au domicile, en étant coupé.e – plus ou moins durablement – de ses pairs et collègues ? Quelles ressources ont pu être trouvées auprès des institutions universitaires ?
Ces questionnements ont mis en lumière des inégalités et des incertitudes transcendant une pandémie qui a pu les amplifier ou parfois les minimiser : inégalités de genre et de statut, pression à publier, défi de l’équilibre vie privée/ vie professionnelle, précarité au niveau des contrats et des salaires… Cette session vise donc in fine à élargir l’application de cette notion de « temps d’incertitude » (thème de ce congrès) à d’autres temps que celui de la pandémie dans la vie d’un.e sociologue : dans quelle mesure être sociologue aujourd’hui implique de vivre des temps d’incertitude ? Si l’incertitude liée à la connaissance scientifique sous-tend et nourrit l’ordinaire des recherches, à quel point l’incertitude liée à la carrière et à l’environnement professionnel des sociologues influence-t-elle, de façon souvent cachée, ces mêmes recherches et les dynamiques de production de savoirs ?
Keywords: production du savoir – monde de la recherche – inégalités – incertitudes
Carrières académiques et incertitude : éléments de contextualisation
Gaële Goastellec, Université de Lausanne
Au cours des dernières décennies, dans des tempos variables selon les pays, la pression à l’entrée de la profession académique s’est accrue : diversification des types de contrats doctoraux et accroissement du nombre de docteurs résultant de l’augmentation des financements sur fonds tiers; ralentissement ou stagnation du processus de massification du corps estudiantin, et donc absence ou faible création de postes d’enseignants-chercheurs, les dynamiques sont multiples qui concourent à accroître l’incertitude à laquelle les candidats au métier sont confrontés.
Cette communication propose d’interroger la façon dont l’incertitude est produite et négociée à travers deux dimensions analysées comparativement : l’internationalisation des carrières, et les représentations subjectives que s’en font les enseignants-chercheurs, en particulier en relation avec les arrangements familiaux envisagés.
Depuis les années 1960’s, la mobilité académique a été construite comme un instrument de la construction européenne à travers différents dispositifs (Marie Curie, Processus de Lisbonne, etc.) en même temps que les financements nationaux dévolus à la mobilité ont cru. Le développement de l’internationalisation comme cadre cognitif a soutenu le développement national d’outils destinés à soutenir la mobilité académique (Musselin, 2004; Commission Européenne, 2013) de même que les classements, ces derniers valorisant ce critère. Et de fait, ces politiques ont porté leur fruit : en Europe, la mobilité internationale des enseignants-chercheurs au cours de leur carrière a augmenté (van der Wende, 2015; Goastellec, Pekari, 2013). Ces mobilités s’observent dans des proportions variables et avec des effets variés sur les carrières selon les pays, même si elles tendent à augmenter l’internationalité des recherches menées via l’accroissement du capital social international. (Goastellec, 2017). Parallèlement, le rapport à la mobilité internationale et les arrangements familiaux qui en découlent apparaissent varier fortement selon le contrat de genre en vigueur et la structure du marché de l’emploi du pays de résidence des individus, comme en témoigne la comparaison des expériences de jeunes enseignants-chercheurs en sciences sociales et en biologie en Suisse et en Finlande (Nokkala & al., 2020) tant dans leur rapport à la mobilité qu’à ses conséquences pour l’individu et sa famille.
A partir de la mise en perspective de résultats de recherches collectives menées au cours de la dernière décennie sur les transformations du métier d’enseignant-chercheur, nous proposons de mettre en discussion ces processus pour réfléchir aux incertitudes relatives au métier telles qu’elles se cristallisent aussi en contexte de pandémie.
Keywords: internationalisation – mobilité – carrière académique
Les universitaires exilés dans le temps de la précarité et de la pandémie
Engin Sustam, École des hautes études en sciences sociales | EHESS
Comment traduire la précarité durant la pandémie par un regard scientifique exilé ? Je voudrais répondre affectivement à cette question en passant de l’analyse qui donne l’énonciation singulière d’un scientifique subissant la précarité et l’incertitude de l’avenir sous la pathologie de la pandémie. Appartenir à un temps de société d’enfermement sous le choc d’un virus qui a déstabilisé la vie de chaque subjectivité cognitive, montre comment lire le ‘temps d’incertitude’ chargé par l’expérience de l’historiographie mutilée. Mon premier contact avec la situation de la précarité s’est fait juste avant l’oppression politique en Turquie que je suis licencié de mon poste à l’université. Le deuxième contact avec la précarité se trouve en exil en se concentrant sur l'aspect de l’incertitude des bourses misérables, des postes précaires et des projets avant et après la pandémie. Comme toutes et tous les universitaires précaires, les universitaires précaires exilés subissent aussi une double instrumente de précarisation. D’un côté, ces subjectivités ‘atterrées’ sont déplacées vers une incertitude d’avenir en exil en partant de leur territoire d’origine et d’autre portent une précarisation socio-économique dans leur quotidienne en exil alors qu’ils ne connaissent pas encore ‘les marchés du travail’ précaire en ‘compétition’ dans le milieu universitaire en Europe. Dans ce cas, il y a deux aspects qui peuvent nous donner une analyse d’approche : l’un est la victimisation subjective des scientifiques exilés dans le milieu institutionnel de l’académie et l’autre est l'expérience d'une forme extrêmement précaire académique que vivent les exilés comme les autres universitaires précaires dans le temps d’un nouveau type de néolibéralisme autoritaire. La mémoire de la précarisation durant le confinement constitue effectivement cette histoire de singularité phénoménale du temps. L’incertitude des chercheurs exilés précaires exprime ici une nouvelle posture de la précarisation par l’élaboration d’un langage que porte l’exilé. On traite ici la précarisation du travail, et l’incertitude donnant également un point de vue politique du regard scientifique. Les universitaires exilé.es précaires élaborent un langage d’inquiétude dans l’approchement de la victimisation suivi la précarité et le sentiment traumatique et deviennent à l’image de leur communauté cognitive. Nous constatons un sentiment d’impuissance et de méfiance et une tendance de fragilité de soi exilé, multiplié pendant le confinement. Les exilés ont également observé la discussion de la politique d’austérité universitaire s’appuyant sur le chômage et le télétravail avant / après la crise du Covid-19, qui provoque une sorte de précarité plus profond dans la compétition de la productivité universitaire. Et dans ce cas, il s’agit de consulter un tel type d’arbitrages socio-économique qui contrôle le travail cognitif par le moyen de l’instrumentalisation inflexible qui pousse les exilés dans une affection traumatique. Il s’agit de cette manière, d'un pouvoir de précarité qui commence pour les exilés dans leur pays d’origine par les licenciements d’abord, puis l’impossibilité de ne pas retourner à l’espace universitaire, et qui déploie la crise institutionnelle permanente en espace d’accueil à l’intérieur des mutations socioéconomiques et des transformations technologiques du marché que subissent les universitaires. Les universitaires exilés deviennent le sujet scientifique, mais également les mains d'œuvre non qualifiés au sein de la précarisation du travail universitaire.
Keywords: exil – précarité – universitaires
« Savoirs sous contraintes »
Cristina Del Biaggio, Université Grenoble Alpes et laboratoire pacte
La pandémie a mis en visibilité et accéléré des processus de dégradation les conditions dans lesquels les chercheur·es produisent et transmettent leurs savoirs. Les universités britanniques et états-uniennes, prises comme modèle, sont aujourd’hui agonisantes par manque d’apports financiers de la part d’étudiant·es étrangèr·es confiné·es dans leurs pays d’origine. Le covid-19 a mis à nu ce que nos collègues britanniques ont dénoncé à coup de grèves dans les mois passés. Début 2020, 14 jours de grève ont été annoncés dans 75 universités outre-Manche pour dénoncer les conditions de travail du personnel enseignant. Dans une partition polyphonique et polyrythmique, d’autres voix se sont ajoutées, dans d’autres pays d’Europe et du monde, dans des pays démocratiques comme dans des Etats autocratiques : en Allemagne, en Turquie, en Italie, en Irlande et en Irlande du Nord, aux Pays-Bas, au Brésil, en Suisse, en France. Si ces luttes s’inscrivent dans différents contextes nationaux qui en déterminent des contenus spécifiques, un constat général les anime : le processus de néo-libéralisation et de compétition dans lequel les universités européennes s’inscrivent produit précarisation et souffrance au travail. L’essence-même de ce qui fonde l’université - la production et la transmission des savoirs – évapore sous les contraintes imposées par la (présumée) excellence.
Face à ce constat, quelles perspectives ? Ma stratégie personnelle a été la fuite : quitter ma condition de précaire en Suisse pour un poste statutaire en France comme seule opportunité pour accomplir mes aspirations professionnelles et de recherche. La fuite a été également la stratégie de survie de nombreux·ses collègues de Turquie accusé·es de « terrorisme » et « insulte au président » pour avoir signé une Pétition demandant la paix. La fuite, une stratégie collective viable ? Lors d’un colloque organisé en octobre 2019 à Grenoble dans lequel étaient invité·es des chercheur·es de Turquie, Brésil et France, nous posions la question : « Dans quoi sommes-nous pris·es » ? Nous avions interrogé les conditions de solidarités, mais aussi d’engagements et de revendications pour la production de savoirs. La crise sanitaire rend aujourd’hui encore plus urgente la nécessité de trouver des réponses collectives à la question des contraintes qui nous empêchent d’exercer notre métier – que nous aimons tant - de productrices et producteurs de savoirs. Un congrès qui porte sur la « justice sociale en temps d’incertitudes » représente une occasion importante de présenter et – dans l’idéal poursuivre au-delà de l’événement - des discussions entamées depuis des années avec différents collectifs et collègues éparpillés dans le monde et que je vais essayer d’esquisser lors de cette session.
Keywords: production du savoir – contraintes – contextes nationaux