Arnaud Frauenfelder, HES-SO/HETS; Cristina Ferreira, HES-SO/HESAV; Joëlle Droux, UNIGE; Marco Cicchini (UNIGE).
Discutante : Anne-Françoise Praz (UNIFR)
Marco Cicchini, Université de Genève - Damoclès, PNR 76 (projet Porret-Ferreira)
Marco Nardone, Université de Genève
Mikhaël Moreau, Collaborateur scientifique Ra&D FNS, Haute Ecole de Santé Vaud (HES-SO)
Dans le cadre du projet de congrès de la société suisse de sociologie 2021, ce workshop entend interroger le rôle que joue l’écoute des destinataires de la protection sociale sous contrainte à partir de perspectives sociohistoriques d’analyse de l’Etat et de la justice « par le bas », à la lueur de contextes historiques et institutionnels diversifiés.
L’atelier proposé est structuré autour de différentes interrogations. A quels régimes de sensibilité publique ou préoccupations répond cette volonté d’écouter les justiciables et les publics concernés ? Quels sont ces dispositifs d’écoute et qui sont les agents (institutionnels, professionnels) qui les mettent en œuvre ? Comment ces dispositifs sont-ils accueillis et saisis par les destinataires concernés ? Enfin, quels rôles jouent-ils dans l’administration des désordres familiaux, juvéniles et sociaux et de leur régulation sociale ?
Les communications proposées portent sur différentes thématiques associées à l’assistance sous contrainte. Ainsi du domaine tutélaire où auditionner les personnes majeures relève d’une obligation légale en Suisse depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours. Cette exigence soulève des difficultés qu’il convient de mettre en lumière sur la longue durée, notamment à partir de mises à l’épreuve du rituel d’audience. Entre tribunal, domicile privé ou établissement institutionnel, comment s’opère le choix des lieux de l’audition et avec quelles conséquences ? Chez les magistrats, comment entendre des justiciables atteints de troubles psychiques, les faire participer aux procédures et rendre ainsi effectif leur « droit d’être entendu » ? Ou au contraire, comment évaluer l’inadmissibilité de leur audition en faisant intervenir l’expertise médicolégale ? Pour leur part, comment les personnes dont la prise de parole est sollicitée au sujet de pans pénibles de leur existence, investissent le moment de l’audience ?
Ces questionnements sont aussi pertinents pour la protection des mineurs, en relation avec l’histoire récente des politiques qui la concernent. Celle-ci fait l’objet depuis les années 1960 de dynamiques d’apparence contradictoire caractérisées par la montée en force des droits de l’enfant et par la judiciarisation croissante de la protection des mineurs. Cette dynamique favorise une prise possible par les publics concernés sur des institutions soucieuses de travailler désormais davantage « avec » autrui (plutôt que « sur » autrui). Comment cette injonction à la collaboration est-elle entendue et mise en pratique ? Les différentes sphères concernées (instances administratives, autorités tutélaires, juridictions civiles ou pénales) s’y adaptent-elles avec les mêmes temporalités et les mêmes modalités ? Et par ailleurs, cette évolution ne représente-t-elle pas aussi un instrument de nouvelles contraintes ? Dans quelle mesure par exemple cette capacité sociale à répondre à la participation telle que les différences instances de la protection la conçoivent, peut-elle être mobilisée dans les décisions prises pour récompenser ceux qui la respectent ou pour sanctionner ceux qui n’y parviennent pas (parents, mineurs) ?
Privilégiant un dialogue fécond entre sociologie et histoire, cet atelier entend tout particulièrement privilégier des communications fondées sur la présentation de matériaux empiriques récoltés sur la base de méthodologies qualitatives diverses (entretiens, analyse documentaire, analyse de dossiers, observations ethnographiques).
« Le droit d’être entendu » : normes et pratiques dans les procédures d’interdiction au XIXe siècle (Genève et Vaud)
Marco Cicchini, Université de Genève - Damoclès, PNR 76 (projet Porret-Ferreira)
L’obligation d’entendre les personnes majeures qui subissent une procédure d’interdiction est gravée dans le marbre des lois civiles cantonales au XIXe siècle. Ainsi, avant l’adoption du Code civil suisse de 1907, les autorités compétentes doivent déjà « interroger » ou « entendre » les personnes à interdire, car possiblement atteintes dans leur santé mentale, faibles d’esprit, prodigues, voire vivant dans l’inconduite ou l’ivrognerie. Comment se dessine alors, dans ce moment inaugural de l’État de droit, le « droit d’être entendu » ? Car au-delà de l’obligation légale – et dont le respect est très variable durant la période étudiée –, les modalités pratiques de l’audition des personnes concernées échappent, pour l’essentiel, à toute forme d’encadrement réglementaire ou officiel.
Pour les périodes antérieures au XXe siècle, l’histoire de la tutelle en Suisse n’a fait l’objet que de rares travaux. Cette communication s’appuie sur l’étude des sources des justices civiles genevoises et vaudoises au XIXe siècle. Elle entend mettre en lumière la diversité des expériences de la rencontre entre l’appareil judiciaire et le justiciable, à partir des propos consignés par les greffiers dans les pièces de la procédure. L’analyse de ce matériau archivistique permet d’évaluer, au-delà du formalisme juridique et de la légalité des pratiques, le poids effectif de la parole des personnes concernées par l’interdiction. On cherchera plus particulièrement à identifier les éléments de rupture et de continuité susceptibles de faire écho aux pratiques actuelles.
En premier lieu, on s’intéressera aux conditions matérielles de la rencontre. Entre la personne interrogée et les représentants de la justice, l’échange est en partie déterminé par le lieu de rencontre qui est un premier marqueur de la capacité de l’individu concerné à se gouverner lui-même. Que l’audition ait lieu au tribunal, en institution ou au domicile oriente déjà l’issue de la procédure. Gestuelle, présentation vestimentaire, soin de sa personne et de son environnement font l’objet d’un examen attentif qui, avant même la prise de parole, signalent la défaillance ou au contraire la maîtrise de soi.
L’interrogatoire est ensuite mené à partir de questions plus ou moins récurrentes qui concernent l’identité, la capacité à gérer ses affaires ou à se gouverner soi-même. Les gens de justice, informés par le dossier et les pièces qui constituent la requête d’interdiction, pointent les éléments précis de la biographie déviante ou extravagante. Face aux questions orientées par des attentes sociales et morales, les « dénoncés » adoptent des attitudes variées qui vont de l’amende honorable au refus de s’exprimer, de la parole délirante à l’opposition argumentée. Comment les réponses sont-elles considérées par les autorités judiciaires ? Quelle place accorder aux différences de registre langagier qui distinguent l’homme de loi du simple citoyen ?
Un autre élément que nous voudrions interroger concerne la place occupée par l’expertise médicale en marge de l’audition de la personne concernée : au XIXe siècle, recourir au médecin pour constater la maladie mentale n’est pas obligatoire (bien que recommandé et de plus en plus fréquent), ce qui confère à l’interrogatoire un rôle majeur dans la procédure d’interdiction.
Eléments bibliographiques
R. Fatke, N. Quelloz, J.-C. Simonet, S. Gerber, Tutelle et pauvreté : quels rapports ? Zusammenhänge zwischen Armut un Vormundschaft, Fribourg, 1991
J. E. Moran, Madness on Trial: A Transatlantic History of English Civil Law and Lunacy, Manchester, 2019
T. Nootens, Fous, prodigues et ivrognes. Familles et déviance à Montréal au XIXe siècle, Montréal, 2007.
Mesures de coercition à des fins d’assistance dans le canton du Tessin. La parole des mineur.es interné.s à l’Hôpital psychiatrique de Mendrisio (1945-1981)
Marco Nardone, Université de Genève
L’intervention proposée vise à présenter l’étude de la parole des mineur.es interné.es à l’Hôpital psychiatrique de Mendrisio (Ospedale neuropsichiatrico cantonale – ONC) entre 1945 et 1981. L’étude se base sur les dossiers personnels des archives de l’ONC – accessibles pour la première fois à la recherche scientifique – et a l’intention d’analyser la manière par laquelle la parole des mineur.es interné.es est représentée, ainsi que la mesure dans laquelle elle est écoutée.
Les mesures de coercition à des fins d’assistance antérieurs à 1981 concernant les mineur.es dans le canton du Tessin n’ont été étudiées que de manière fragmentée. Si les études effectuées jusqu’à présent ont concerné en général les changements paradigmatiques des politiques publiques d’assistance, la professionnalisation du travail social, les innovations de certains instituts (ré)éducatifs, ainsi que les transformations de la société tessinoise à l’œuvre dès les années 1960, ils n’existent pas de recherches spécifiques sur les mesures prises à l’encontre des mineur.es. En ce qui concerne l’institut étudié, les recherches existantes se limitent à raconter l’histoire de sa fondation et de son développement institutionnel, sans traiter ni des internements sous contrainte ni des internements des mineur.es. Et pourtant, l’ONC est un des lieux utilisés par les autorités tessinoises afin du placement extrafamilial.
L’intervention proposée est liée à la thèse de doctorat en sociologie que je réalise dans le cadre du PNR 76 – Assistance et coercition1 (« projet Cattacin »). Lors de l’atelier que vous offrez, j’aimerais pouvoir présenter une analyse de la parole des mineur.es interné.es à l’ONC entre 1945 et 1981. Les dossiers personnels, produits par les psychiatres, ne contiennent que rarement la parole des mineur.es interné.es. Il n’y a pas de traces de recours ou de demandes de libération relevant d’une procédure standardisée, ce qui indique le grand pouvoir de la direction et des autorités responsables des décisions d’internement. Néanmoins, certains dossiers contiennent des lettres et d’autres documents produits par les mineur.es eux.elles-même (ego-documents) qui représentent leur parole. Il s’agit de documents très variés, des lettres de contrebande montrant des tentatives de surmonter le contrôle institutionnel, aux lettres formulant différentes requêtes adressées à la direction; des lettres censurées visant à donner des nouvelles aux proches, aux autobiographies demandées par les psychiatres. Dès lors, il est intéressant de chercher à répondre aux questions suivantes : quel est le contenu de ces ego-documents ? De quoi parlent-ils ? À qui sont-ils adressés et pour quelles raisons ? Comment la parole des mineur.es interné.es est-elle reçue et traitée par la direction de l’ONC, par les autorités responsables de l’internement ou par d’autres personnes impliquées ? Les réponses aideront à mieux comprendre à la fois le contexte institutionnel hautement contraignant de l’ONC et l’agentivité des mineur.es en tant qu’acteur.trices agissant de manière stratégique dans l’intention de poursuivre des buts précis.
« Placement de mineurs dans les régions frontalières : Valais et Tessin » (« Projet Cattacin »), PNR 76 Assistance et contrainte, Directeurs de recherche : Prof. Sandro Cattacin (UNIGE), Prof. Daniel Stoecklin (UNIGE), Co-directeur de recherche : Toni Ricciardi (UNIGE), Lien :
Bibliographie:
Bignasca, V. (a cura di) (2015). Ricerca preliminare sulle misure coercitive a scopo assistenziale e sul collocamento extrafamiliare nel Cantone Ticino (1900-1981), Bellinzona: Archivio di Stato del Cantone Ticino.
Borghi, M., Gerosa, E. (a cura di) (1978). L’ospedale neuropsichiatrico cantonale di Mendrisio 1898-1978. Passato, presente e prospettive dell’assistenza socio-psichiatrica nel Cantone Ticino, Bellinzona: Dipartimento delle Opere Sociali.
Ferreira, C., Magué, L., Maulini, S. (2017). « L’assistance sous contrainte dans le canton du Valais : le rôle politique de l’hôpital psychiatrique de Malévoz de l’entre-deux-guerres à 1990 », Vallesia, LXXII, pp. 363-451.
Hoffmann, L. « Non solo vitto, alloggio e un poco d’istruzione. L’Istituto von Mentlen :gli anni della svolta (1960–1980) », in Furrer, M., Heiniger, K., Huonker, T., Jenzer, S., Praz, A.-F. (éd.) (2014), Entre assistance et contrainte : le placement des enfants et des jeunes en Suisse 1850-1980, pp. 139-148.
Huonker, T., Odier, L., Praz, A.-F., Nardone, M., Schneider, L. (2019). «… so wird man ins Loch geworfen ». Histoire de l’internement administratif : sources, publication de la Commission indépendante d’experts internements administratifs, vol. 9, Zurich, Neuchâtel, Bellinzona : Chronos, Alphil, Casagrande.
Nardone, M. (2019). « Resistenza e adattamento all’internamento amministrativo tramite l’evasione. Caso di studio dell’evasione dalla « Casa per intemperanti La Valletta » (1932-1975 », in Praz, A.-F., Odier, L., Huonker, T., Schneider, L., Nardone, M. (2019). « … je vous fais une lettre ». Rétrouver dans les archives la parole et le vécu des personnes internées, publication de la Commission indépendante d’experts internements administratifs, vol. 4, Zurich, Neuchâtel, Bellinzona : Chronos, Alphil, Casagrande, pp. 301-324.
Nardone, M. (2019). « Mi scriva spesso… » : testimonianze di isolamento e resistenza. L'internamento amministrativo di donne ticinesi a Bellechasse (1925-1971) », Rivista per le Medical Humanities, vol. 44, pp. 24-47.
Praz, A.-F., Odier, L., Huonker, T., Schneider, L., Nardone, M. (2019). « … je vous fais une lettre ». Rétrouver dans les archives la parole et le vécu des personnes internées, publication de la Commission indépendante d’experts internements administratifs, vol. 4, Zurich, Neuchâtel, Bellinzona : Chronos, Alphil, Casagrande.
« Je ne suis pas un fou… Je sais ce que je dis et ce que je fais » Agentivités et trajectoires de « psychopathes » internés à l’hôpital psychiatrique (1940-1970)
Mikhaël Moreau, Collaborateur scientifique Ra&D FNS, Haute Ecole de Santé Vaud (HES-SO)
Érigée au tournant des XIXe et XXe siècle à la jonction des concepts du criminel-né et de la dégénérescence (Germann 2004), la figure du « psychopathe » sédimente les craintes autour d’un « ennemi de la société ». Inamendable et dangereux, le psychopathe est justiciable de mesures de défense sociale et noue durablement la problématique d’une prise en charge des délinquants anormaux où s’intriquent dispositifs thérapeutiques et punitifs. Considérés comme des dégénérés antisociaux et incurables du fait de leur faiblesse constitutionnelle (selon l’École française) ou du caractère (selon l’étiologie germanique) (Wulff 2008), les psychopathes incarnent aux yeux des spécialistes une menace pour la société par leurs prédispositions morbides criminogènes. De surcroît, ils représentent un péril pour les institutions en raison de leur caractère vicieux, pervers, comploteur et amoral. L’étiquette « psychopathe » charrie ainsi dès son émergence des représentations négatives mêlant considérations médicales et morales (Germann 2020). Elle tend à produire un enfermement identitaire qui réduit l’individu à son statut psychopathologique. Ce faisant, elle ouvre cependant aussi un champ d’affrontement; déniant le statut de fou et revendiquant celui de citoyen comme les autres détenteurs de droits, des personnes qualifiées de psychopathes – souvent issues des milieux populaires - ont effectivement lutté contre une catégorisation dont elles estiment les conséquences funestes.
Ma communication se propose de faire entendre ces « voix de l’infamie », en se fondant sur un corpus de dossiers d’hommes diagnostiqués comme psychopathes et internés pénalement ou administrativement en tant qu’alcooliques à l’hôpital psychiatrique de Cery dans le canton de Vaud, entre 1940 et 1970. En effet, les dossiers comportent parfois des écrits (échanges épistolaires, requêtes et plaintes adressées au médecin-directeur), mais aussi les traces de paroles prononcées par ceux qui sont internés, rapportées par des acteurs impliqués dans l’internement. Sources d’informations sur le vécu ordinaire au sein de l’hôpital (travail, congés, visites), ces écrits personnels et ces dits rapportés donnent par ailleurs à lire les attentes, les espoirs ou la résignation de personnes qui vivent une contrainte au quotidien. Celles-ci déploient des tactiques de résistance, de négociation ou de conformation pour influer sur leur devenir, changer le regard obstinément méfiant porté sur elles et finalement se réapproprier leur existence.
Perçus comme des manipulateurs et des simulateurs, les internés dits psychopathes doivent faire montre d’une docilité qu’éprouvent les médecins dans une durée dilatée à proportion de leur degré d’incorrigibilité et de dangerosité. Tout acte de revendication ou de résistance, toute velléité de révolte ou tentative de négociation étayent la psychopathologie du point de vue des psychiatres. S’ils se conforment à leurs attentes, ils suscitent la méfiance et sont suspectés de revêtir le « masque de la normalité », selon l’expression consacrée par le célèbre psychiatre américain Hervey Cleckley (1903-1984). Afin de bénéficier d’un préavis de libération favorable de la part des experts, ils doivent donner des garanties, en acceptant de signer un engagement d’abstinence, de subir une castration, d’être placés sous tutelle ou de se soumettre à un contrôle psychiatrique ambulatoire.
Conduite à l’aune des trajectoires institutionnelles et des parcours de vie connus, l’analyse révèle finalement la pesanteur du diagnostic de psychopathie, tant dans le déroulé des mesures que dans l’évaluation psychiatrique des internés.
Bibliographie
Hervey Cleckley, The Mask of Sanity: An Attempt to Clarify Some Issues About the So-Called Psychopathic Personality, Mosby, 1941.
Urs Germann, Psychiatrie und Strafjustiz. Entstehung, Praxis und Ausdifferenzierung der forensischen Psychiatrie in der deutsch-sprachigen Schweiz 1850–1950, Zurich, Chronos Verlag, 2004.
– , « Toward New Horizons. Penal Positivism and Swiss Criminal Law Reform in the late 19th and early 20th Centuries », GLOSSAE. European Journal of Legal History, n° 17, 2020, p. 260-276.
Mikhaël Moreau et Cristina Ferreira, « La thérapeutique par le travail contraint à la colonie agricole pénitentiaire des Prés-Neufs (20e siècle) », Tsantsa. Revue de la Société Suisse d’Ethnologie, n° 25, septembre 2020, p. 30-43.
Erich Wulff, « La situation des délinquants “psychopathes” en Allemagne », L’Information psychiatrique, vol. 84, 2008/1, p. 45-49.