Bickel, Jean-François, HES-SO – Haute école de travail social Fribourg
Périne Brotcorne, Université Catholique de Louvain
Mickaël Le Mantec, Université de Picardie Jules Verne
A l’instar de nombreux espaces de la vie professionnelle, citoyenne et quotidienne et d’une multitude d’actes y compris les plus ordinaires, l’accès aux droits et prestations sociales est aujourd’hui médié par les outils numériques, qui deviennent de plus en plus incontournables et omniprésents, telle une évidence qui n’est pas ou plus discutée. C’est précisément à une mise en discussion de cet impératif normatif de digitalisation de l’accès aux droits et aux prestations sociales, et plus largement de la relation à l’État et aux services d’intérêts généraux (publics, privés ou associatifs), que cette session entend contribuer.
Les quatre communications retenues s’attacheront, à partir d’approches théoriques et terrains d’enquête divers, à :
- Scruter les processus (techniques, matériels et symboliques) au travers desquels la dématérialisation de l’administration et des services d’intérêts généraux fait obstacle à l’accès aux droits et prestations, exacerbe les inégalités et favorise le non-recours ;
- Analyser la manière dont l’injonction normative d’usage du numérique et la figure de l’usager∙ère numérique qui l’accompagne (in)visiblisent certaines situations, expériences, compétences, pratiques et reconfigurent les relations d’aide / accompagnement entre professionnel∙e∙s et publics ainsi que les rapports entre l’État et ses services et les destinataires de l’action publique ;
- Examiner à quelles conditions et de quelles manières les professionnel∙le∙s et/ou les publics peuvent s’approprier les nouveaux chemins numériques pour favoriser l’accès aux droits et prestations et pour renforcer les capacités d’agir et à faire entendre son expérience et sa voix.
Ces communications proposeront toutes des théorisations s’appuyant sur des recherches empiriques, certaines encore en cours, tout en renvoyant à une diversité de méthodes de recueil et d’analyse et des types de données. Chemin faisant, elles contribueront également au thème général du Congrès : ainsi, elles discuteront de ce que la dématérialisation de l’administration et des services « fait » à la justice sociale en même temps qu’elles l’a questionneront à l’aune de différentes théories de la justice sociale.
Mots-clés : dématérialisation de l’administration et des services, non-recours aux droits et prestations, (in)visiblisation, (in)capacitation, professionel∙le∙s et publics du travail social
Performativité des figures normatives de l’usager et production d’inégalités d’accès aux services dématérialisés d’intérêts généraux
Périne Brotcorne, Université Catholique de Louvain
L’objectif de la communication est de prolonger la réflexion sur la normalisation de la figure de l’usager numérique (Schou et Pors, 2019) à l’œuvre au cours de la conception des services d’intérêts généraux et ses effets sur l’amplification de certaines formes de non-recours aux droits. Plus précisément, elle vise d’abord à identifier les traits saillants de cette/ces figure(s) de l’usager numérique véhiculées par les discours des acteurs de la conception (qualités, compétences, dispositions à entrer en relation avec les outils numériques, places et rôles lors de l’usage) et traduites matériellement dans des « scripts » ou « programmes d’action » (Akrich, 1993) des offres de services. Elle vise ensuite à saisir comment ces biais inscrits dans les différentes dimensions (symboliques/sociales et techniques/matérielles) du dispositif sociotechnique sont vecteurs de pouvoir et concourent, en ce sens, à façonner des inégalités d’accès aux services et dans leurs usages, sanctionnant ainsi celles et ceux ne veulent pas ou ne sont pas en mesure de se conformer aisément à cette/ces nouvelle(s) figure(s) normative(s) dominante(s).
Pour éclairer les relations entre le processus de normalisation de la figure de l’usager numérique à l’œuvre lors de la numérisation des services et les parcours inégaux d’accès aux droits sociaux, cette communication s’appuie sur une étude de cas multiple menée au sein de trois institutions d’intérêt public en Belgique francophone, opérateurs de services dans des sphères essentielles du quotidien : la mobilité, la santé et la vie administrative. Entre 2018 et 2020, une quinzaine d’entretiens été menée auprès de parties prenantes du processus de numérisation des services dans chaque étude de cas (n=44). Ces données ont été complétées par six entretiens individuels auprès d’acteurs de la conception de services numériques bancaires, services privés d’intérêt général. Parallèlement, des récits de pratiques de vie ont été recueillis par le biais de 54 entretiens individuels semi-directifs approfondis auprès d’usagers toutes catégories sociales confondues. Une attention particulière a été portée aux expériences de (non) usages, d’usages contrariés des services numériques d’intérêts généraux ci-dessus et à leurs conséquences sur la reconfiguration des parcours d’accès aux droits sociaux.
Les résultats émergents de l’analyse rendent compte de visions normatives de l’usager dans le travail de conception qui conduisent à la fois, à invisibiliser les diverses formes de vulnérabilité face à l’utilisation du service en ligne, à évincer les critiques les plus radicales à son endroit et à minorer les formes de prescription des contraintes techniques sur le travail à charge des usagers. De ces projections biaisées des qualités d’usagers potentiels découlent des trajectoires inégales d’utilisation des services étudiés qui, à leur tour, amplifient certains types de non-recours aux droits en particulier : ceux par non connaissance ou non proposition, non demande et/ou par abandon des démarches en cours.
Keywords: Normalisation, invisibilisation, inégalités, non-recours
Entre devoir d’agir et pouvoir d’agir : Les usagers face à la dématérialisation
Mickaël Le Mantec, Université de Picardie Jules Verne
Depuis les années 1990, on assiste à un glissement des politiques sociales en France qui reposent désormais sur deux principes : un principe d’individualisation qui permet à l’individu de choisir librement les services qui lui seront délivrés et/ou le prestataire qui les lui délivrera (Guézennec, 2012), renforçant ainsi sa responsabilité individuelle; deuxièmement, un principe d’activation qui vise à lier le versement de prestations sociales à des obligations, notamment en matière de recherche d’emploi ou d’insertion (Divay, 2012).
Parallèlement à cette évolution du modèle social, la France s’est engagée dans une politique d’e-administration depuis la mise en place du PAGSI1 en 1998 qui se soldera par des services 100% dématérialisés à l’horizon 2022.
Le service public de l’emploi n’a pas été épargné par ces évolutions, puisqu’il propose désormais un accompagnement digitalisé des demandeurs d’emploi. Dans un contexte de réduction des espaces physiques de service public (Mazet, 2019), l’accès aux droits et aux démarches de recherche d’emploi repose essentiellement sur l’autonomie des individus et sur leurs capacités à se saisir des technologies et des dispositifs de services en ligne qui leur sont proposés.
Cette communication propose d’analyser les formes de capacitation et d’incapacitation des usagers à agir dans un environnement de services digitalisés. Les données empiriques sont issues d’une enquête par entretiens réalisée auprès de personnes en situation de précarité sociale et professionnelle en recherche d’emploi. Les résultats montrent que si le manque d’accès aux équipements et de compétences numériques constituent des obstacles aux démarches en ligne (actualisation des situations, recherche d’emploi…), l’ergonomie des services en ligne et leurs configurations techniques peuvent également générer des formes d’incapacitation et de non accès aux droits. Ils soulignent également le rôle que jouent les espaces de médiation numérique dans l’accompagnement des publics pour répondre à ce « devoir d’agir ».
Cette communication pose plus largement la question de la responsabilité des institutions dans l’accompagnement des publics qui se déplace vers les usagers, pour lesquels l’autonomie est vécue comme une injonction à devoir agir sans systématiquement pouvoir agir (Le Mentec, 2020). Ces dispositifs risquent ainsi de renforcer les inégalités entre les publics autonomes et ceux qui le sont le moins.
Keywords: Emploi, dématérialisation, compétences numériques, inégalités numériques, pouvoir d’agir