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SEMI-PLENARY SESSIONS
Social problems

Politiques du sans-abrisme et justice sociale

From
June 29, 2021 13:15
to
June 29, 2021 14:45
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Organizers

Prof. Dr. Jean-Pierre Tabin, University of Applied Sciences Western Switzerland, Haute école de travail social Lausanne (CH)

Speakers

Martin Böhnel; Magdalena Küng; Prof. Dr. Jörg Dittmann

University of Applied Sciences and Arts Northwestern Switzerland, School of Social Work, Muttenz

Prof. Dr. Hélène Martin; Dr. Béatrice Bertho

University of Applied Sciences Western Switzerland, Haute école de travail social Lausanne (CH)

Dr. Édouard Gardella, CNRS, Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités - Fonds Yan Thomas, Paris.

Dans son enquête sur les « hobos » en 1923, Nels Anderson relève que le sans-abrisme ne semble pas devoir un jour disparaître. Et en effet, si le droit à un logement convenable fait partie de la Déclaration universelle des droits humains, l’exclusion liée au logement continue d’exister, la situation en Suisse n’étant pas une exception (Drilling, Mühlethaler, Iyadurai, 2020). Est-ce parce que le sans-abrisme n’est pas considéré comme une injustice sociale par le politique ?

Pourtant, des politiques concernant le sans-abrisme sont mises en place ça et là en Europe et en Suisse. Mais elles sont en premier lieu caractérisées par une certaine irrésolution (Francq, 2009) que les mesures de confinement prises pour endiguer la pandémie ont encore fait ressortir, entre aide compassionnelle, contrôle de l’usage du domaine public, criminalisation de pratiques de survie (Martin et Bertho, 2020) et absence de développement de droits sociaux. Leur deuxième caractéristique est de reposer sur des logiques d’urgence (Brunetaux, 2007) qui viennent se combiner avec des logiques de pénurie (Ansermet et Tabin, 2014; Tabin et Knüsel, 2016) afin d’éviter ce que la rhétorique réactionnaire (Hirschmann, 1991) nomme « l’appel d’air ». En conséquence, les aides forment une chronopolitique ponctualiste (Gardella, 2014) qui ne remédie en rien aux fondements économiques et sociaux du sans-abrisme. Enfin, ces politiques n’adressent ni les causes sexuées qui expliquent la sous-représentation des femmes (Drilling, Dittmann, Bischoff, 2019) ni celles qui éclairent la surreprésentation des personnes racisées dans la population exclue du logement. Présentées comme « neutres » du point de vue du genre et de la race, ces politiques re/produisent des inégalités sociales.

Cette semi-plénière sera l'occasion de débattre de la justice et de l’injustice sociale à partir de la situation des personnes exclues du logement. Une première intervention permettra de contextualiser le doit et la politique du sans-abrisme sur la base d’une enquête menée en Suisse : l’accent sera mis sur la justice sociale en matière de logement. La deuxième intervention interrogera la dimension sexuée et racisée du sans-abrisme, qui en pratique questionne le caractère distributif de la justice sociale. La troisième expliquera les raisons du refus d’hébergement par les personnes exclues du logement, ce qui permettra d’aborder par le bas ce que serait la justice en matière de logement.

Keywords:  Sociologie et ethnographie du sans-abrisme; justice sociale

Housing as a human right. Positioning Switzerland in an international debate of homelessness and injustice

Martin Böhnel; Magdalena Küng; Prof. Dr. Jörg Dittmann
University of Applied Sciences and Arts Northwestern Switzerland, School of Social Work, Muttenz 

As of today, there is no legally binding definition of homelessness in Switzerland, neither exists a universal right to accommodation. Although the social objectives of the federal government define housing as a basic need and stipulate that people seeking housing are to be supported, they do not provide for individual entitlement to housing. Due to the lack of a legal basis, an important nongovernmental element emerges in the provision of housing for people experiencing poverty: solidarity.

Solidarity can be understood as an individual attitude and moral motive to strive for more social justice. In its political dimension, solidarity further contributes, among other things, to justifying the individual's claim to protection by the community. This notion of solidarity is an important element in Switzerland's social security system, which is not only characterised by state actors but also by the participation of third-party organisations/aid agencies and civil society. In practice, it can often be observed that the care of people in need, especially those affected by poverty but without entitlement to social assistance, is outsourced. The current Covid-19 pandemic situation highlight this outsourcing, as emergency and growing need in care were me by local organisations and ad hoc civil society projects. The functionality of the – both formalized and non-formalized – cooperation between the state, nongovernmental organisations and civil society is therefore as interesting as the role and obligation (with regards to human rights) of the state itself. The way solidarity binds different actors and stretches the boundaries of the social state of Switzerland is the focus of this communication.

In the empirical part of this contribution, the results of three ongoing research projects (1: «Étude sur l’impact de l’aide financière apportée par la Chaîne du bonheur pendant la pandémie de Covid-19», 2: «Obdachlosigkeit in der Schweiz – Verständnisse, Politiken und Strategien der Kantone und Gemeinden», 3: «Obdachlosigkeit in 8 der grössten Städte der Schweiz») will be used to discuss from a socio-political perspective where the limits of the social state are complemented by solidarity; and where the boundaries of this system lie. Of particular interest is the interaction between the state, aid agencies and civil society. Both studies provide a data base that focuses on interviews with experts, on the one hand with some of Switzerland's aid organisations and on the other with representatives of cantonal social authorities.

The contribution aims to better understand not only the relationship between the state and other actors, but also between aid agencies themselves, and enlights the position Switzerland finds itself at when asking about the efforts and results in tackling homelessness. 

Keywords: Housing, Homelessness, Social Rights, Social Justice, Solidarity, Covid19


Martin Böhnel is a research associate at the University of Applied Sciences and Arts Northwestern Switzerland, School of Social Work in Muttenz (CH). He holds a Magister in Development Studies from the University of Vienna and a Master in Social Work from the Zurich University of Applied Sciences. He has been working on the topic of reproductive mechanisms of difference in higher education. He is part of a research team in the evaluation of the program Covid-19 on behalf of the Swiss Solidarity.

Magdalena Küng is a research assistant at the University of Applied Sciences and Arts Northwestern Switzerland, School of Social Work in Muttenz (CH). She holds a Master of Arts in Sociology and Law from the University of Basel. Her research interests lie in the field of structural discrimination and legitimation of power. 

Joerg Dittmann, Professor Dr at the University of Applied Sciences and Arts Northwestern Switzerland, School of Social Work in Muttenz (CH). His research interests lie in the field of Poverty, Homelessness and Social Planning.

La production sexuée et racisée du sans-abrisme

Prof. Dr. Hélène Martin; Dr. Béatrice Bertho
University of Applied Sciences Western Switzerland, Haute école de travail social Lausanne (CH)

À partir de trois enquêtes de terrain réalisées entre 2018 et 2021 en Suisse romande, notre communication présente et analyse différents types de sans-abrisme selon la typologie (ETHOS) de la FEANTSA (Fédération Européenne des Associations Nationales Travaillant avec les Sans-Abri).

La première enquête, conduite dans des dispositifs d’urgence, concerne des situations correspondant aux deux premières catégories ETHOS : dormir à la rue ou en hébergement d’urgence. La réponse politique à ces situations est l’urgence sociale, conçue dans les années 1990 comme une aide minimale et inconditionnelle pour les personnes suisses ou disposant d’un droit de résidence. Or, les personnes actuellement concernées sont des résident·es pauvres renonçant à recourir à l’aide sociale, mais aussi des migrant·es économiques qui en sont exclus. Organisés pour accueillir un public qui ne correspond plus à la réalité du sans abrisme, les hébergements d’urgence sont sous-dimensionnés, ce qui conduit le personnel à « trier » les usager·es selon des catégories exclusives. Parmi ces dernières, le statut administratif et le sexe sont toujours mobilisés, les « nôtres » et les « femmes » étant priorisé·es au nom d’un devoir de protection régional / patriarcal.

Confrontées aux limites de leur travail, certain·es employé·es dans les hébergements d’urgence s’engagent, avec et pour les personnes sans abri, pour trouver des solutions de logement alternatives. Notre deuxième enquête porte sur le logement de personnes sans abri dans des bâtiments voués à la démolition, une solution constituant un déplacement vers le troisième type ETHOS de sans abrisme : le logement provisoire. Il s’agit surtout d’hommes occupant des emplois précaires, ce qui met en évidence les conséquences des lois européennes et suisses encourageant la mobilité tout en excluant les travailleurs construits comme « étrangers » de l’aide sociale. Ces logements devaient faciliter la stabilisation de leur situation, mais les restrictions liées à la pandémie de 2020 ont fait obstacle à cet objectif. La plupart des travailleurs ont vécu une détérioration de leurs conditions d’emploi qui leur a barré l’accès au renouvellement ou à l’obtention d’un permis de séjour ainsi qu’à un logement sur le marché ordinaire.

Alors que ces deux premières enquêtes ont mis en évidence une majorité d’hommes racisés concernés par le sans-abrisme, une troisième enquête ouvre quelques pistes de réflexion sur les trajectoires des femmes sans-abri ou en risque d’exclusion de logement en Suisse romande. Durant la pandémie, des petites sommes d’argent ont été distribuées par un collectif à des personnes sans statut légal ou ayant un statut précaire touchées par les conséquences des mesures prises pour endiguer la pandémie de Covid-19. Or, ce sont en majorité des femmes racisées provenant de pays de l’UE et des pays dits « tiers » qui sont venues à la distribution. Employées dans le travail domestique (le plus souvent de manière non déclarée), certaines logeaient dans des sous-locations, ou vivaient temporairement dans des foyers pour femmes, leur sans abrisme correspondant, à l’instar de l’enquête précédente, au troisième type de ETHOS. Certaines femmes présentaient toutefois des trajectoires caractérisées par le passage d’un type de sans-abrisme à un autre, par exemple de la rue aux hébergements d’urgence puis à une institutionnalisation.

L’analyse de ces trois types de sans abrisme nous aura ainsi permis de montrer comment des rapports de colonalité, de race, de genre et bien sûr de classe, qui s’incarnent dans des politiques européennes, nationales et locales, produisent différentes conditions d’existences marquées par très fortes injustices de redistribution, de reconnaissance et de représentation.

Keywords:  Mobilité, politiques suisses et européennes, colonialité, genre, classe, urgence sociale, logement précaire.


Hélène Martin est docteure en anthropologie, professeure ordinaire à la Haute école de travail social et de la santé HETSL – Lausanne (HES-SO). Elle enseigne les études genre (Bachelor) et l’imbrication des rapports de domination (Master) et conduit actuellement des recherches sur le traitement social de l’extrême pauvreté, ce qui la conduit à réfléchir aux vulnérabilités construites à l’intersection des rapports de colonialité, de classe et de genre.

Béatrice Bertho est socioanthropologue, chercheure au Laboratoire de Recherche Santé-Social (LaReSS) de la HETSL. Outre son intérêt pour l'Afrique centrale et occidentale, où elle coordonne actuellement une recherche sur l’engagement des filles dans les équipes de football junior, elle poursuit des activités de recherche et d'enseignement sur les politiques sociales locales en Suisse, en relation avec le sans abrisme et la migration.

Les raisons du refus d’hébergement

Dr. Édouard Gardella, CNRS, Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités - Fonds Yan Thomas, Paris.

Nombre de personnes sont privées de logement personnel dans la société française actuelle. Aucune enquête statistique ne permet de donner un chiffre stabilisé, mais, en recoupant diverses sources, il est possible de donner une estimation s’élevant à environ 850 000 personnes. Et ce nombre semble être en hausse depuis plusieurs années. Parmi ces personnes, un nombre beaucoup plus faible est dit sans-abri, c’est-à-dire dormant dans ce que l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) nomme des « lieux non prévus pour l’habitation » (espaces publics, souterrains, talus, locaux techniques etc.). Pour faire face à ces situations, des politiques publiques d'assistance s’organisent depuis l'après seconde guerre mondiale, et plus particulièrement depuis les années 1980. À mesure que ces politiques sociales se développent, et en particulier que le droit au logement se renforce, une attitude devient de plus en plus énigmatique : celle consistant à refuser le secours apporté. Comment comprendre que des personnes sans abri refusent les hébergements qui leur sont proposés ?

S'agit-il d'un choix individuel ? Cette interprétation conduit à deux orientations politiques. La première, libérale, déresponsabilise les pouvoirs publics vis-à-vis de ce qui paraît relever de l’affirmation de la liberté de l’individu. Cette interprétation, minoritaire, est critiquée par les tenants d’une seconde interprétation : la décision est fondée sur une critique des hébergements proposés. Pour comprendre le refus d’hébergement, il faut alors prendre au sérieux ces critiques (manque d’intimité, manque de sécurité; entre autres). Ces analyses reposent sur le raisonnement suivant : si l’hébergement était de meilleure qualité, l’individu sans abri, par une comparaison coût avantage, partirait de l’espace où il dort pour se rendre en hébergement. Si on peut comprendre un tel raisonnement, on débouche alors sur une nouvelle énigme. En effet, si les centres refusés sont si problématiques, comment comprendre qu’ils soient largement remplis ? Le fait de critiquer les hébergements est-il ce qui spécifie les personnes qui ne vont pas en hébergement ? La comparaison entre celles qui refusent les hébergements et celles qui s’y rendent souligne au contraire que ces dernières ne sont pas avares non plus en critiques vis-à-vis des hébergements qu’elles fréquentent. Autrement dit, critiquer n’est pas refuser.

Une autre interprétation conduit à faire du refus d’hébergement l’expression d’une domination si puissante, que les personnes en perdent leurs repères. Elles apparaissent alors comme souffrant d'une pathologie spécifique, parfois appelée tant par des professionnel·les, des experts que par des sociologues de la pauvreté, « désocialisation ». Pourtant, l’enquête de terrain menée auprès de personnes sans abri refusant depuis au moins plusieurs mois des hébergements, montre au contraire une socialisation, que ce soit avec des passants, des commerçants, des institutions et dans des groupes de sans-abri.

Pour comprendre le refus d’hébergement, il paraît nécessaire de raisonner en termes de liens sociaux. Il peut sembler choquant, de dire que des personnes sans abri sont intégrées à des liens sociaux dans les espaces publics. Et pourtant, c'est la condition pour analyser de façon adéquate ces refus d'hébergement. Nous verrons alors qu'un tel résultat d'enquête, loin d'impliquer l'inaction, a des conséquences intrinsèquement scientifiques et politiques.

Keywords:  sans-abrisme - non-recours - choix individuel - désocialisation - liens sociaux.


Édouard Gardella est chargé de recherches au CNRS. Il s'est spécialisé en thèse sur la politique sociale destinée aux personnes sans abri en France appelée « urgence sociale ». Il a conduit ce travail dans une perspective interactionniste : il a analysé le fonctionnement quotidien de cette relation d’assistance dans une approche symétrique (en interrogeant les personnes sans-abri et en ethnographiant le travail des aidants, que ce soit les professionnels de terrain ou les administrateurs de l'État). Il a resitué ces pratiques dans la dynamique historique de transformations du problème public du sans-abrisme des années 1980 jusqu’à nos jours. Il propose à partir de ce travail le concept de chronopolitique, qui invite à suivre les processus par lesquels les épreuves de synchronisation entre dispositifs d'aide et attentes des personnes aidées deviennent (ou pas) enjeu de disputes publiques et de régulation politique. Il est responsable du Pôle Sociologie du LIER-Fonds Yan Thomas. Par ailleurs, il est membre du réseau de recherche « Aux frontières du sans-abrisme ».