Béatrice Vatron-Steiner, HES-SO – Haute école de travail social Fribourg; Amélie Rossier, HES-SO – Haute école de travail social Fribourg
Périne Brotcorne, Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail, Etat et Société (CIRTES), UClouvain, Belgique
Pierre Mazet, Lab Acces
Jean-François Bickel, HES-SO – Haute école de travail social Fribourg
La figure de l’usager est au coeur des discours d’accompagnement de la cyber-administration, les objectifs affichés de ces dispositifs étant de faciliter l’accès des administrés (et des entreprises) aux services administratifs. Or, le profil, la place et le rôle des usagers dans le processus de façonnage des dispositifs de cyber-administration demeurent peu investigués. Cette plénière a précisément pour objectifs d’étudier les « scripts » de la cyber-administration au regard de la figure de l’utilisateur tel que (re)présenté par les concepteurs. Les compétences et les ressources dont l’usager est supposé être doté pour faire face matériellement et cognitivement aux exigences d’usages (Mazet, 2017) seront analysées, de même que le travail de catégorisation des publics supposés à risque de (mal)déconnexion à mesure que se normatise et normalise la figure du citoyen numérique (Schou et Pors, 2018). Une lecture en « creux » du dispositif permettra en outre d’identifier les laissés-pour-compte de ces scenarii, en identifiant les personnages et les rôles qui ne figurent pas « au générique ».
Si « les technologies ne déterminent pas le social », pour autant, elles ne sont pas neutres, rappellent Martin et Dagiral. Il s’agira ainsi, en interrogeant la façon dont ils « incorporent, dans leur conception même, dans leur programmation, ces dimensions sociales » (Martin et Dagiral, 2016), de questionner les dispositifs cyber-administratifs à l’éclairage des critères et enjeux de justice procédurale. Dans quelle mesure – et à quelles conditions – ces scripts incorporés contribuent-ils à renforcer – ou au contraire à réduire – les capacités d’action des acteurs, à atténuer – ou au contraire à démultiplier – les situations d’exclusion sociale ? (Brotcorne et al, 2019).
Keywords: Dispositifs cyber-administratifs, figure de l’usager, script, justice procédurale, inclusion numérique
Une conception de services numériques d’intérêt général qui peine à inclure tous les usagers
Périne Brotcorne, Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail, Etat et Société (CIRTES), UClouvain, Belgique
Les recherches sur les inégalités numériques ont dans l’ensemble porté leur attention sur les usages et les usagers des technologies numériques, en particulier de l’informatique connectée (Brotcorne, Damhuis, Laurent, Valenduc, Vendramin, 2010; Granjon, Lelong, Metzger, 2009). En revanche, peu d’entre elles ont appréhendé ce phénomène par le prisme des fournisseurs de service en interrogeant l’influence des politiques de numérisation sur le façonnage d’interfaces numériques plus ou moins inclusives. Le maintien d’un accès équitable aux offres de service se pose avec d’autant plus d’acuité pour les organismes animés d’un « esprit public » (Thévenot, 2001) qui fondent la justification de leur existence sur des principes d’égalité de traitement des usagers. Il est pertinent de questionner la manière dont ces organismes articulent la numérisation de leurs services et le respect de leur mission d’intérêt général.
Cette communication a pour objectif d’examiner le processus de « mise en technologie » (Badouard, 2014) de choix institutionnels relatifs à la numérisation de services dans trois organismes d’intérêt général en Belgique, actifs dans les domaines de la mobilité, de la santé et de l’administration. En prenant appui sur les travaux menés au Centre de Sociologie de l’Innovation (Akrich, Callon et Latour, 2006) et sur une méthodologie d’étude de cas, l’analyse s’intéresse à la manière dont les professionnels chargés du développement des services en ligne se représentent les usagers. Elle se focalise sur un aspect particulier de leur travail, dont le rôle est majeur dans le cadre d’un programme visant la numérisation de services orientés vers le bien commun : celui qui a trait aux modalités de captation de la voix des usagers lors de la dématérialisation de services. Les résultats révèlent des biais dans la représentation des publics qui tendent à sous-estimer l’hétérogénéité des situations d’usages, notamment problématiques, voire à une invisibiliser une partie des usagers, peu ou pas connectés.
Derrière la rhétorique consensuelle sur la nécessité d’embarquer les usagers pour concevoir des services inclusifs se cachent des conceptions variées de ce que recouvre l’inclusion numérique. Cette juxtaposition de positions donne naissance à des compromis entre différentes logiques à l’oeuvre : industrielle, marchande et civique (Boltanski et Thevenot, 1991). Ceux-ci se matérialisent dans des méthodologies de prise en compte de la voix des usagers qui attestent d’une attention variable au principe d’intérêt général et, de là, à celui de représentativité de la pluralité des publics concernés. Qu’il s’agisse d’une participation volontaire des usagers à travers l’expression de leur point de vue ou d’une implication davantage par défaut par le biais de la captation de traces numériques, ces dispositifs se déploient globalement sur fond d’impensé numérique (Robert, 2011), conduisant au développement d’interfaces numériques répondant d’abord aux besoins d’un usager standard « mobile et connecté ».
Dans un contexte de dépendance accrue au numérique (Beauchamps, 2012), les résultats pointent ainsi le risque d’aboutir à l’émergence progressive de services à deux vitesses, ce malgré leur mission d’intérêt général. Aux usagers connectés, les organismes offriront ainsi des services personnalisés en temps réel, tandis qu’aux autres, ils proposeront l’accès à des services de base.
Keywords: Inclusion numérique, conception d’interfaces numériques, fournisseurs de service d’intérêt général, représentation des publics.
Short bio : Après avoir travaillé pendant 10 ans comme chargée de recherches à la Fondation Travail-Université (http://www.ftu.be) sur des thématiques en lien avec l'exclusion sociale et la société numérique, le numérique en éducation et en formation, Périne Brotcorne est aujourd’hui sociologue au sein du Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail, État et Société (CIRTES) et assistante à la Faculté ouverte de politique, économique et sociale (FOPES) de l’UCLouvain (Belgique). Ses domaines de recherche concernent les inégalités sociales numériques dans l’éducation et la formation ainsi que la société plus globalement. Récemment, elle s’est plus particulièrement intéressée aux situations d’exclusion et d’inégalités sociales que génère la numérisation croissante des services d’intérêt public. Auteure d’articles et de chapitres d’ouvrages sur ces sujets, elle a aussi participé, depuis une dizaine d’années, à la conduite de plusieurs rapports d’études à la demande d’institutions publiques belges.
Conception et place des usagers dans le développement de l'administration électronique : l'exemple de la dématérialisation (digitalisation) de l’accès à l'offre de formation dans une collectivité française
Pierre Mazet, Lab Acces
Depuis plus de 20 ans, les chantiers successifs de l’administration électronique puis numérique1 ont, en France, fait de l’usager la figure centrale des discours de réforme. Au nom d’une simplification pour un usager destinataire premier du service, les programmes de réforme administrative ont misé sur le développement des outils numériques pour transformer les organisations et les termes de la relation de service. L’enjeu d’offrir l’image d’une administration moderne (Dagiral et Flichy, 2004), en phase avec les développements technologiques et la diffusion des thèses de l’egouvernement, a conduit à s’appuyer sur les nouvelles technologies pour réaliser une accessibilité permanente, affranchie des horaires d’ouverture des guichets administratifs, simplifiant les procédures, facilitant la réalisation des démarches et permettant de réaliser de considérables économies de gestion.
Au fil des programmes de développement de l’administration numérique, la désignation de l’usager s’est progressivement dédoublée. Dès le tournant des années 2000, « l’usager-citoyen et l'usager-praticien des technologies se côtoient dans les rapports, les discours publics et les documents administratifs au point d'en devenir indissociables » (Dagiral, 2010). L’usager au centre, destinataire implicite d’une modernisation se faisant en son nom (« modernisation par l’usager », Weller, 1998) est devenu un utilisateur (« user ») au centre. La nécessité de prendre en compte l’expérience utilisateur (User eXpérience) a, dès lors, constitué le nouveau mot d’ordre dans la volonté de reconfigurer l'offre d'informations et de services en « donnant toute sa place à l’usager dans le processus même de développement des services publics numériques2 ». Associer l’usager à l’ergonomie des services numériques et dans leur amélioration est ainsi devenu un impératif affiché : « Il faut faire en sorte que les services publics soient ‘user-centric’ dès le départ »3.
A partir de la dématérialisation d’une démarche spécifique au sein d’une collectivité en France, nous interrogerons si et comment l’usager a été intégré à la définition des interfaces de services. Adoptant une approche socio-technique de l’innovation (Akrich, 1989), il s’agira d’examiner comment l’usager a été « encapsulé dans le design des interfaces et des outils » (Alauzen, 2019), mais aussi de quelle manière il a été associé à leur conception, et selon quelles représentations par les concepteurs.
Keywords: Administration électronique, dématérialisation, digitalisation, usagers, sociotechnique
1 Programme d’action gouvernemental pour la société de l’information (PAGSI, 1998-2003), plan Administration ÉLEctronique (ADELE, 2004-2007), plan "France numérique 2012" (2008-2011), plan 120 mesures de simplification dans le cadre du « choc de simplification » (2012- 2015), Action publique 2022 (2017- 2022).
2 « Suivre pas à pas l’usager pour améliorer le service au public », Cahier du SGMAP n°1 p 31.
3 Cheffe du pôle Services en ligne à la Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État. Posté le 18 février 2019 -https://www.itesoft.com/fr/blog/usager-modernisation-secteur-public/
Short bio : Chercheur à l’observatoire ODENORE (Observatoire sur le non recours aux droits et services) pendant 10 ans, Pierre Mazet a travaillé sur les questions d’accès aux droits et dispositifs publics avec des acteurs publics, parapublics et associatifs. Depuis plus de 5 ans, il étudie les effets de la dématérialisation de la relation administrative sur les publics, les pratiques professionnelles des intermédiaires sociaux, et les politiques publiques, dans le champ large de l’inclusion numérique. Il participe depuis 3 ans au projet Lab access (Tilab Bretagne, Askoria), visant à documenter les impacts de la dématérialisation sur des territoires d’action sociale et modifier les modes de faire par une démarche couplée de design de service et de méthodologie « lab » incluant les acteurs publics. Depuis janvier 2020, il coordonne le dispositif d’atelier d’écoute des usagers mis en place par la DINUM (délégation interministérielle au numérique) et la mission Sonum.
Entre voie digitalisée et voix invisibilisées : le dispositif fribourgeois de cyber-administration à l’aune de la justice procédurale
Jean-François Bickel, HES-SO – Haute école de travail social Fribourg
La contribution entend poser quelques jalons de compréhension sur ce que le dispositif socio-technique de médiatisation digitale du travail de l’administration et de la relation administrative (cyber-administration), tel qu’appliqué aux processus et parcours d’accès et d’activation des droits et des prestations sociales, signifie et produit du point de vue de la justice procédurale. Les règles procédurales – par exemple la possibilité pour les différentes parties de s’exprimer, l’obligation d’étayer les décisions par le recours à des informations précises, la transparence des procédures de décision, etc. – ne sont pas suffisantes pour qu’il y ait justice sur ce plan. Celle-ci dépend également, d’une part, de comment sont traitées concrètement les personnes, de la façon dont leurs caractéristiques ou « qualités » sont prises en compte et valorisées; d’autre part, des relations tant interpersonnelles qu’entre les personnes et les groupes ou institutions qui sont exprimées et promues par les règles en question. Ce sont à ces deux dernières composantes que nous nous intéressons plus particulièrement.
Dans ce cadre, l’objectif est double. En premier lieu, expliciter le type de personnes, de comportements et d’ethos que présupposent en même temps que promeuvent et valorisent le dispositif socio-technique et le script ou scénario d’action (M. Akrich) de la cyber-administration; et par effet de contraste les attributs, expériences, manières de faire qui sont ainsi invisibilisées ou disqualifiées. En second lieu, mettre en évidence comment le dispositif et son script reconfigurent le système d’interaction et les relations qu’entretiennent les personnes entre elles et avec les institutions et services d’intérêt général, en focalisant plus spécifiquement les relations d’aide / d’accompagnement entre professionnel-le-s de l’intervention sociale et les destinataires des droits et prestations sociales.
De ce double point de vue, loin de n’être qu’un changement technique neutre, loin de ne répondre qu’à une logique instrumentale d’efficacité ou de conformation à une sorte d’inéluctabilité numérique (ultime avatar en date du Progrès !), le développement de la cyber-administration véhicule un enjeu profondément moral : de reconnaissance et d’identité.
Sur le plan empirique, cette contribution prend appui sur une recherche actuellement en cours dans le canton de Fribourg, en Suisse. Celle-ci porte sur le processus de développement de la cyber-administration au sein des mondes du chômage et de l’insertion professionnelle d’une part, de l’aide et insertion sociale de l’autre, et sur ses implications et enjeux pour les professionnel-le-s de première ligne au contact des destinataires des droits et prestations sociales. Quatre types de sources analysées dans cette recherche seront plus particulièrement mobilisées : des observations menées sur l’outillage technologique; un corpus de documents officiels réglementant, portant et/ou accompagnant le processus cyber-administratif fribourgeois; des entretiens conduits auprès de personnes jouant un rôle clé dans la conception et/ou l’implémentation de ce dispositif; les premiers résultats de focus groups et d’entretiens individuels menés avec des professionnel-le-s de première ligne des deux mondes investigués.
Keywords cyber-administration, dispositif socio-technique, script, reconnaissance, identité, justice procédurale.
1 Programme d’action gouvernemental pour la société de l’information (PAGSI, 1998-2003), plan Administration ÉLEctronique (ADELE, 2004-2007), plan "France numérique 2012" (2008-2011), plan 120 mesures de simplification dans le cadre du « choc de simplification » (2012- 2015), Action publique 2022 (2017- 2022).
2 « Suivre pas à pas l’usager pour améliorer le service au public », Cahier du SGMAP n°1 p 31.
3 Cheffe du pôle Services en ligne à la Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État. Posté le 18 février 2019 -https://www.itesoft.com/fr/blog/usager-modernisation-secteur-public/
Jean-François Bickel est professeur à la Haute école de travail social de Fribourg (HES-SO). Après avoir investigué, en sociologue, durant de longues années le champ gérontologique et la manière dont s’y articulent action publique et institutions d’un côté, pratiques et expériences de l’autre, dont s’y entremêlent histoire et parcours de vies, ses travaux s’orientent plus récemment sur la thématique de la « digitalisation et travail social ».